samedi 2 mars 2024

Sans jamais nous connaître /All of Us Strangers

 

Andrew Haigh. C’est l’histoire d’une rencontre improbable entre deux solitudes, quand Adam (Andrew Scott ) finit par ouvrir la porte, non sans réticence, à Harry (Paul Mescal), son seul voisin dans l’immeuble anonyme et désert. Mais c’est dangereux, d’ouvrir la porte. C’est troubler son enveloppe protectrice, accepter l’effraction de sa clôture, de sa solitude et de son intimité : ça ouvre la porte à bien des possibles, y compris l’amour, y compris les fantômes tapis dans le vide de soi et du manque d’amour. Ça fait bouger les lignes. Adam se trouve alors passer une autre porte, en revisitant sa maison d’enfance et ses parents tels qu’ils l’ont laissé quand ils sont morts d’un accident de voiture quand il avait 12 ans.

En renouant avec le cocon protecteur de l’enfance et l’idéal d’intimité et d’amour familial, Adam renoue aussi avec une fraction enfouie de lui-même : la solitude de l’enfant malheureux malgré la chaleur du foyer, malgré l’amour de ses parents. A mesure des échanges avec eux (Adam les tient informés de son évolution et des évolutions de la société) les parents comme l’enfant apparaissent chaleureux, pleins d’amour et d’humanité, dans une communion familiale idéale, ils se parlent et s’acceptent comme jamais. Scénariste solitaire, Adam rôde autour de ses fantômes jusqu’à la scène de la réparation dans le regard des parents. Il finit par verbaliser ce qu’il avait au cœur : la faille ou la déception ou l’incompréhension que sa nature homosexuelle -inavouable- créait dans leur regard. Tellement juste, tellement simple ! Un rêve ! Maintenant, il va lâcher le passé et aller de l’avant avec Harry.

A la frontière entre soi et l’autre, entre rêve et réel, tout est « border » dans cette histoire émouvante : le personnage au bord de la rencontre, le sexe à la limite de l’amour, les fantômes à portée de main. Rien à voir avec la promesse gnangnan de l’annonce « une romance gay entre Paul Mescal et Andrew Scott » qui faisait craindre le pire. Sans laisser soupçonner que « Sans jamais nous connaître » est fantastique, vertigineux de beauté et de tristesse.
Et il y a la B.O  !(Always on my mind (Neil Tennant/ Pet Shop Boys, reprise d’Elvis), Frankie goes to Hollywood (The Power of Love)…

Le film est tiré d’un roman japonais All of us strangers/Présences d’un été (1987) de Taichi Yamada, malheureusement épuisé pour l’instant.

 

jeudi 29 février 2024

La Grâce / Blazh

Ilya Povolovsky

Sans doute le film le plus beau, elliptique, vaste, désespéré, envoûtant depuis longtemps.

 

Question : pourquoi suis-je toujours envoutée par les non-lieux et les films désespérants ? A la manière de Wim Wenders, pour le road movie d'un projectionniste habité par la mort du cinéma, ou de Tarkovski, pour l'errance et l'immensité sans issue (ceci étant un tout petit point de vue en forme d'intuition à peine esquissée et sujette à révision, vu que je n'ai plus revu de films de ces deux là depuis des années) ?

Le road movie, c'est celui d'un père et sa fille dans leur camionnette de projection en train de traverser la Russie des confins ? de nulle part ? d'ailleurs ? En tout cas, à peine ou de très loin celle de Poutine. On est au milieu de nulle part, dans des espaces immenses et des lumières uniques, et ce petit camion bringueballe comme il peut vers le nord, la mer de Barents, paraît-il, tant cet espace est improbable et sans repères. 

Dans le camion, deux taiseux, à peine réunis par le lien ténu de la paternité, un lien qui ne demande qu'à s'étioler, vu l'âge de la jeune fille (je n'ai jamais vu une scène où le thème des premières règles était traité avec tant de pudeur et d'élégance, malgré la relative crudité d'une jeune fille qui se lave dans un ruisseau.) A l'arrière plan l'idée d'une perte, d'un manque, peut-être une mère partie ou morte, je ne sais plus quand ni comment c'est évoqué, ou plus simplement c'est le sentiment du manque que l'existence inflige aux vivants. Bref deux taiseux pérégrinent, et il est vrai qu'il se dégage une âpreté certaine à voir dériver ces deux solitudes, sans l'ombre d'une tendresse. 

Quand un village se profile, c'est à peine un village, plutôt une vague banlieue de vague bourgade, où ils se mettent à installer leur attirail de projection et petits trafics sous le manteau (les VHS porno sont très convoitées). Il s'en dégage une ambiance sinistre de fin de fête foraine, la déprimante sensation que ce qui pourrait une fête n'est que l'agrégation, l'espace d'une représentation, et pour d'obscures motivations de gens dont la principale raison d'être là est le vide abyssal de leur vie.

C'est ici qu'entre en scène le gamin fou d'ennui, qui ne peut que tomber sous le charme de la jeune fille (Maria Lukyanova - une beauté botticcellienne invraisemblable dans cet univers) et sous le charme de l'ailleurs qu'inspire le voyage des "saltimbanques". Quand ceux-ci s'enfuient précipitamment (les VHS porno ont attiré sur eux la haine des villageois), le gamin à leurs trousses, la fin de l'histoire commence, le père et la fille chacun de leur côté arrivent au bout de nulle part, c'est à dire au bout de leur pérégrination commune, dans une étrange station météo à peu près désaffectée et dans un  paysage non moins étrange et sublime de roches et d'eau. 

Qu'est-ce qui s'est passé ? Du sexe, sans doute, du sexe sans plus, du temps surtout et l'arrivée au bout d'un cycle avec l'idée que les dés vont rouler ailleurs, les cartes battre autrement pour narguer le triomphe du néant.

J'ai lu quelque part (Le Bleu du miroir : https://www.lebleudumiroir.fr/critique-la-grace/) que la Grâce est la traduction du russe « Blazh » : "Pour le cinéaste, La Grâce, occulte « la nuance ironique de lubie, pas forcément la folie mais une certaine forme de bizarrerie mâtinée d’élan spirituel, de sainteté, de sincérité… » présente dans le titre original. " Ça doit être pour ça que j'avais envie de penser à Tarkovski.

La Bête, Sleep, A Man

 Vu des films intéressants, mais la flemme de faire l'effort d'en parler :

La Bête, Bertrand Bonello : les émotions humaines sont à proscrire, il faut en purifier l'ADN, donc revenir à leur source dans le passé. Le propos est complexe, mais la valse est bien menée dans les méandres et recoupements passé, présent, futur. Lea Seydoux est comme d'habitude captivante et magnifique, avec George MacKay assez addictif lui aussi.

Sleep, Jason Yu, sud-coréen : intéressante histoire de couple et de somnambulisme. Je ne sais pas/veux pas en parler pour ne pas spoiler, mais l'irruption d'un certain fantastique dans l'histoire est habilement menée. C'est prenant, ça vaut d'être vu.

A Man, Kei Ishikawa, Japon : une veuve rencontre un homme, ils se marient... Je n'en dis pas plus, il faut découvrir ce qui conduira à mener une enquête sur cet homme, et ce qui fait l'homme. Intéressante histoire sur l'identité, la transmission et la filiation, et l'enquête tient en haleine. A voir

mercredi 28 février 2024

Bye bye Tibériade

 Lina Soualem. C'est un film plein d'humanité et de grâce qui raconte les strates, échos et  retentissements du déracinement à travers 4 générations de femmes d'une famille palestinienne de Tiberaya. C'est Hiam Abbas, actrice et mère de la réalisatrice, le pivot de l'histoire. Née et élevée avec ses  (frères?) et 7 sœurs, elle raconte la richesse et la complexité de la vie familiale en Palestine, l'arrachement de 1948, quand les Palestiniens sont chassés de chez eux, la vie qui se reconstruit 30km plus loin, la force de sa mère, institutrice, couturière, 10 enfants, et son propre désir d'émancipation et de modernité car elle étouffe dans son milieu et "trahit" en partant étudier la photo à Haifa avant de devenir actrice internationale. 30 ans après, c'est à sa fille Lina qu'il revient de rassembler le puzzle, retisser la mémoire/les liens de la famille éclatée en revenant sur les lieux d'origine avec sa caméra et sa mère : écrits, témoignages, films de famille, images d'archives, photos font un film très touchant, pudique et sensible avec des femmes intelligentes, attachantes et pleines d'humour.


mardi 27 février 2024

Walk up

Hong Sang-Soo. J'ai lu toutes les bonnes raisons qu'il y a d'aimer ce film en forme de songe, qui épouse les étages d'un immeuble : à mesure que le film évolue, le personnage du réalisateur change d'étage, à mesure qu'il s'élève, il se déglingue et s'englue dans des tranches de vie "normale" : on mange, on boit, on parle, on baise (suggéré), on rêve d'ailleurs et de futurs films à réaliser, non sans subir les intrusions de la logeuse et les désagréments d'un espace qui lui aussi se dégrade. Hong Sang-Soo essaie des configurations possibles selon  les protagonistes et les étages, il nous égare un peu, et nous ennuie aussi un peu. On suppose qu'il y a une sorte de passage à vide du réalisateur qui se déglingue et s'éteint, ça déteint sur son personnage. C'est comme si tout rétrécissait, dans un huis clos joli à regarder, légèrement claustrophobant, avec un noir et blanc élégant et soyeux, pas sans charme, mais bon...

samedi 10 février 2024

Mark Rothko à la Fondation LVMH


Présence puissante et subtile, vibration essentielle, lumineuse abstraction. Subtilement tellurique ou cosmique. Dire l'indicible au-delà du paysage intérieur, franchir ce qui reste opaque.

Hum. Je cherche les mots qui vont avec cette expérience (magnifique et géniale, hors du commun...) Tout ça pour essayer de faire le tour d'impressions visuelles suscitées par Mark Rothko. Ce qui me frappe, c'est la constance, la profondeur, la logique de sa quête, au bord de l'abstraction, à la limite de l'épure, d'une étrange et captivante force poétique. Ses peintures exercent un étrange pouvoir, elles aimantent ou alimentent quelque chose d'inconnu ou d'indicible au profond de soi.

Donc, cette expo m'a énormément plu et touchée, alors que j'y allais bardée de préjugés sur "des a-plats faciles, le b-a ba de l'abstraction". Merci la Fondation LVHM, merci d'offrir cette magistrale exposition du génie d'un peintre. Encore une exposition exceptionnelle dans un espace exceptionnel.

https://www.fondationlouisvuitton.fr/fr/evenements/mark-rothko

mardi 6 février 2024

La Zone d'intérêt

Jonathan Glazer. Attention, je raconte le film

En introduction, il y a ce qu'on ne voit pas - ce qu'on ne peut pas montrer - 3 minutes d'écran noir et une musique discordante. Puis ce qu'on voit : la villa et le jardin de la famille Höss, une rivière charmante pour la baignade et le kayak, accessoirement le portail entrevu et le mur d'enceinte du camp que dirige le mari, des cheminées qui dépassent. On est dans la  "zone d’intérêt" - InteressenGebiet en allemand - soit 40 kilomètres carrés entourant le camp de concentration d’Auschwitz en Pologne.

Derrière l'image, il y a un fond sonore : turbine/usine/ four crématoire, coups de feu, sifflets des locomotives, bruit de trains, ordres, aboiements, tout ce qui devrait alerter. Mais ça n'alerte personne. C'est probablement ça, la zone d'intérêt du film, l'écart entre ce qu'on voit (une vie bourgeoise parfaitement normale - sans intérêt)  et ce qu'on ne voit pas, la zone grise de l'anormal, l'innommable, l'in-montrable de l'autre côté du mur. Ça devrait alerter mais ça arrive à peine à la conscience. Est-ce à dire que le spectateur aussi s'habitue ? Focalisé sur le livre d'images de la famille allemande parfaite, il en oublierait "la zone d'intérêt", happé par la description clinique du quotidien banal, tiré au cordeau par une maîtresse femme qui veille à ce que tout soit parfait. Les espaces de la maison, les bonnes, le jardin, la piscine, la sociabilité, les temps de la journée... tout est en ordre malgré quelques séquences glaçantes qui s'invitent, comme en passant : l'irruption de quelques dents ou os, de la cendre pour enrichir la terre, la répartition des effets spoliés (lingerie pour les bonnes -1 pièce par personne, précise la patronne, à elle le vison)... Rien qui puisse troubler l'ordre familial, même pas, anecdotiquement, la scène furtive où le mari tire un coup vite fait (avec une bonne ?). Le seul émoi de l'antipathique Hedwig Höss, indifférente à ce qui n'est pas son bien-être matériel, sa seule indignation, c'est l'annonce de la mutation du mari qui doit arracher la famille à son merveilleux nid.

Les images se succèdent et c'est affreux à dire, on s'ennuie un peu (est-ce à dire qu'on perd de vue le fond du problème/ la zone d'intérêt ?) Pire, survient une scène étrange (comme un rêve en caméra thermique ?) où une jeune fille cache des pommes sur les lieux de travail des détenus. C'est quoi, ces images absurdes dans ce contexte ? C'est un message ? Qu'il y a peut-être eu de gens compatissants mais on ne sait pas qui ni où ? Ou qu'il aurait dû y avoir ? 

On suit Rudolf Höss promu à Berlin pour améliorer le rendement de son travail. En regard de l'exposé clinique de la famille allemande parfaite, il y a l'exposé clinique de la machinerie exterminatrice. La réalité du massacre à l'arrière-plan n'est guère plus qu'un calcul comptable appuyé par l'expérience. Höss expose à l'état-major ses dispositions pour améliorer le rendement : il est l'homme de la situation. Foin des ors et décors de l'administration berlinoise, Höss pourra retourner à Auschwitz mettre en pratique (et retrouver sa délicieuse famille). Et là aussi, bizarrement, le réalisateur invente une étrange séquence : c'est l'interminable descente le l'escalier (aux enfers ?), où Höss pris de malaise vomit ses tripes. Comme s'il avait soudain une conscience ? Ou comme ça serait s'il en avait une.

La dernière scène est bizarre aussi. Ça se passe aujourd'hui dans le mémorial d'Auschwitz : une femme de ménage balaie (longuement) une salle du crématoire. Et la caméra filme des vitrines remplies d'effets des victimes. C'est quoi, ça ? Un message pour alerter, après la banalité du Mal, sur la banalité de l'horreur dont on ne peut pas mieux faire qu'un musée ?

Ce film est déroutant : il fait regarder ce nazi et sa famille avec horreur, mais...

mercredi 31 janvier 2024

Iron claw

Sean Durkin. L'histoire des frères Von Erich, stars du catch professionnel des années 70-80. C'est riche, compliqué, impitoyable, trop humain. Les frères, 4 au départ (et même 5 à l'origine) évoluent sous la férule impitoyable de leur père, façon sergent instructeur, qui a  raté je ne sais quel titre dans sa carrière,  malgré sa prise imparable et très spéciale "iron claw". Il le fera payer à ses fils en les entraînant à la dure, impitoyablement soumis à l'injonction de réussir ce que leur père a raté. Ça se passe au Texas, c'est hyper viril et testéronné, discipline militaire, soumission idem. C'est le gagne-pain de la famille. La mère, hypercroyante, à la fois forte et transparente est là pour les nourrir, mais pas les protéger. Dieu y pourvoiera, du haut de son immense amour. Sauf que Dieu a des éclipses et les frères vont aller de tragédie en tragédie, poursuivis qu'ils sont par la "malédiction". Ils s'en tirent par la fraternité : ils sont incroyablement soudés et loyaux l'un à l'autre,  malgré ou grâce à l'éducation de leur père toxique qui ne les voit qu'à travers ce qu'ils représentent dans le catch. (Ou la lutte? Je devrais me renseigner sur les rapports entre les deux). C'est riche et complexe, ça mérite vraiment d'être vu. Une belle bonne tranche d'humain bien saignante. Les amateurs de catch doivent voir en plus un tas de trucs qui m'échappent. 

mardi 30 janvier 2024

Les Chambres rouges

 A éviter. Est-ce un mauvais film ou simplement un film artificiel et prétentieux avec plein de passages inutiles (pour meubler ? Pour parfaire le portrait de la Parfaite ?) Cette femme un peu mystérieuse avec ses airs hautains de top-model et ses talents de hackeuse, joueuse en ligne et navigatrice du web, y compris dark, on se dit bien vite qu'elle a  quelque chose derrière la tête, à assister au procès d'un tueur en série psychopathe, vendeur sur le dark web  de ses films d'horreur sadique sexuelle. Cest ça,  les chambres rouges : des espaces très cryptés sur le web pour visionner ce genre de choses. S'ensuit ce qui doit s'ensuivre, avec une relative ambiguïté sur les buts poursuivis par la hackeuse. Bref, cest trop long et très inutile. On s'ennuie. Et on se demande à quoi sert le personnage de la groupie du tueur, persuadée qu'il est innocent et victime d'un méchant complot, et que la Parfaite prend provisoirement sous son aile.

lundi 29 janvier 2024

May December



Todd Haynes. L'actrice Elizabeth (N.Portman) va interpréter le rôle de Gracie (Julianne Moore), la femme du scandale d'autrefois (relation sexuelle avec un mineur qu'elle a épousé après avoir fait de la prison et avoir accouché en prison). En arrivant chez Gracie pour nourrir son personnage, que cherche-t-elle ? Du croustillant ? Du trash ? Hélas, elle tombe sur une femme équilibrée et mère épanouie (Julianne Moore). La force de Gracie, c'est une forme de naïveté et l'authenticité de celle qui ne doute pas. De son amour, de son couple, de sa vie. Du barbecue aux saucisses le dimanche entre amis. La faiblesse de l'actrice, c'est qu'elle n'a rien de tout ça. Elle va donc essayer de comprendre cette histoire à l'aune de ses propres critères pour débusquer ce qui pourrait clocher sous le vernis (la fidélité du jeune mari ? Une forme de prédation à l'origine du couple ? Une lassitude de l'homme jeune encoconné 20 ans plus tôt et qui aimerait peut-être devenir papillon ?) Bref elle entre dans la peau d'une Gracie fantasmée en femelle prédatrice (vs femme murissante follement amoureuse) et vampirise Gracie pour composer un personnage différent, plus proche d'elle-même que de Gracie. La scène finale filme le résultat : le tournage de la scène de séduction du gamin montre une Gracie/Elizabeth plus perverse et prédatrice qu'amoureuse, plus Elizabeth que Gracie. Gracie est trahie (encore une fois). Elle aurait dû se méfier en voyant Elizabeth arriver en même temps qu'un colis de merde sur son paillasson, et en la trouvant plus petite qu'à l'écran.

Tout cela est louable, la critique s'enthousiasme de l'exceptionnelle performance des actrices (même si N. Portman en fait trop), mais ça reste un peu fastidieux pour ne pas dire chiant. Peut-être que si le film n'avait pas été précédé d'un tel concert de louanges, j'aurais mieux apprécié ?

mercredi 17 janvier 2024

Poor Things, Pauvres créatures

 Yórgos Lánthimos. Par chance je n'avais rien lu susceptible de spoiler l'intrigue, jai donc découvert cette histoire folle sans savoir du tout à quoi m'attendre et ça n'en a été que plus plaisant de savourer cette avalanche de rebondissements. (Quoiqu'un peu trop gore au debut). C'est un film d'apprentissage, où une jeune femme née du désir d'expérimentation de son créateur - elle l'appelle God - se construit sans interdit et sans complexe, libérée des exigences de la pensée et morale dominantes. C'est un plaisir foisonnant d'images, de rebondisssements et de décors ébouriffants. C’est drôle, irrévérencieux et tonitruant,  d'un mauvais goût absolu et réjouissant, plein de pieds de nez à l'outrecuidance masculine et aux clichés sur le sexe et la femme. Ni le genre humain ni l'homme n'en sortent grandis, pauvres créatures. 

dimanche 14 janvier 2024

Priscilla

Sofia Coppola. Priscilla était elle sous emprise ? Tombée à 14 ans sous le charme d'Elvis, un vertige, un rêve, un ravissement... c'est elle qui a le Graal, pendant que les groupies attendent dehors. Mais n'est-ce pas une baby-doll que Presley s'est offerte pour jouer à la maison, tandis que sa vraie vie est ailleurs. La prisonnière de Graceland tourne en rond et s'ennuie dans un décor somptueusement hideux. Et le Graal finit par révéler son vide, vide qu'elle n'arrive même pas à combler tellement il ne la voit pas. C'est son épouse-et-mère point final. Comme un ancrage nécessaire et transparent. Ce n'est pas déplaisant de déambuler avec Priscilla dans ce vide spectaculaire, décor, coiffures, costumes, tout est parfait, mais quel vide, quel ennui, quelle tristesse.


vendredi 12 janvier 2024

Perfect days etc


Wim Wenders, Perfect days : le sage des toilettes ou l'humanité d'un personnage éveillé à lui-même et à la vie. Une histoire de pleine conscience appliquée à toutes les dimensions de sa vie : son métier de nettoyeur de chiottes en deviendrait presque poétique, élevé au niveau d'un artisanat du geste bien fait et du travail bien accompli. (On comprend pourquoi les toilettes sont si géniales au Japon.) Il ne se passe rien que le quotidien, jour après jour, du réveil au coucher, comme un rituel où s'égrènent petit déjeuner, soin des plantes, départ au boulot, pressing, repas, bain public, lecture, musique (que du bon, et en cassette, il ignore les technologies qui le brancheraient sur le bruit du monde), photo (en argentique) et quelques irruptions de l'autre qui intègre (ou effleure ?) sans le déranger son univers ordonné. Aimable tranche de "fil du temps". 

Past lives, Celine Song : Nora et Hae Sung, coréens, une douzaine d'années, et un très fort lien d'amitié. Ou d'amour d'enfance. La famille de Nora émigre au Canada. A 20 ans, le hasard (facebook) les reconnecte, brièvement. A 30 ans, ils se retrouvent, adultes, confrontés à ce qu’ils sont devenus et ce qu'ils auraient pu devenir s'ils avaient continué à grandir ensemble. Pourquoi pas. Tout ça reste léger (ou subtil) comme l'esquisse de ce qui aurait pu être ou ne pas être. Le fil ténu du hasard ou de la nécessité. 

Winter break, Alexander Payne. Aimable réflexion sur trois solitudes dans un collège américain au moment de Noël. Un élève,  un professeur, la cantinière. Rien de très nouveau, mais une certaine grâce à harmoniser les détresses de ces trois là.

vendredi 5 janvier 2024

L'Innocence / Monster

Hirokazu Kore-eda. Encore une bizarrerie de traduction du titre (monster en japonais et en anglais). L'innocence est une mauvaise idée, puisqu'il est surtout question de monstres (et éventuellement d'innocence), mais qu'ils ne sont pas forcément là où on les attend. Kore-eda nous emmène sur des fausses pistes au fil de trois narrations, dégommant au passage certaines monstruosités (notamment la couardise et l'hypocrisie du système éducatif -directrice en tête-  face à un possible scandale, la violence d'un père abusif...). Il y a le regard de la mère protectrice sur son fils chéri,  puis le regard du professeur sur ses élèves. Le dénouement, c'est quand les regards se mettent à leur juste hateur, celle des deux "monstres" : la troisième narration réajuste et revisite correctement qui a été montré auparavant. Belle histoire intelligente, peut-être un peu trop cérébrale.

lundi 4 décembre 2023

En bref et en octobre-novembre


La Fiancée du poète : Yolande Moreau en vieille baba cool fauchée et généreuse. Sa grande maison déglinguée rassemble des fauchés sympathiques : un étudiant en art, un immigré sans papiers, son ex amoureux...  Gentiment convenu.

Une année difficile : comédie à base de lieux communs dans l'air du temps, autour de la surconsommation et de l'écologie. Ou comment deux surendettés se retrouvent militants opportunistement écolos. Bof

Simple comme Sylvain , Monia Chokri :  le charpentier qui vient rénover leur maison fait irruption dans la vie ordonnée d'un couple d'intellectuels sympathiques. Elle redécouvre le désir, la passion amoureuse etc, mais la différence de milieu et de culture finit par se faire sentir. Bien vu, prévisible. Bof

Napoléon, Ridley Scott. Gros et lourd (comme Joaquin Phoenix). On feuillette le grand livre de la saga Napoléon dans tout ce qu'elle a de plus connu. Un livre d'images sans esprit et sans émoi. Bof

La Tresse, improbable histoire tirée par les cheveux, ou comment trois destins de femmes se trouvent liés. Des femmes en butte au machisme des sociétés où elles vivent. Bof

The Old Oak, Ken Loach : feel good movie sur la fraternisation improbable entre migrants et locaux sur fond de racisme et rejet ordinaire dans un patelin sinistré de l'Angleterre autrefois minière.

Ça tourne à Seoul, Kim Jee-Woon  : film coréen foutraque sur le tournage d'un film. Chaotique et rebondissant. Trop long mais distrayant

Anselm Kiefer, Wim Wenders : belle balade dans l'univers du peintre.

Killers of the Flower moon, Martin Scorcese : glaçante histoire d'escroquerie, ou comment les blancs s'emparent par mariage, meurtre et corruption des riches propriétés pétrolifères des Indiens Osages. En toute bonne conscience et dans une impunité totale. Impeccable, captivant.

 Le Ravissement, Iris Kaltenbäck : une sage-femme dont la vie dérape après une rupture amoureuse. Sa meilleure amie est enceinte, elle fait une brève rencontre amoureuse... Le film glisse doucement et inexorablement dans une tension grandissante à mesure que la sage-femme dévie. Très bien. 

Marx peut attendre : Marco Bellochio revient sur le suicide à 28 ans de son frère jumeau. Peinture et histoire de la famille. Très bien

L'Enlèvement, Marco Bellochio : histoire d'un enfant juif enlevé par l'Eglise à sa famille parce qu'il a été baptisé par traîtrise par la bonne de la famille. A Bologne vers 1850, sur fond de construction de la république italienne et de perte d'influence des états pontificaux. Un scandale qui a alerté l'Europe à l'époque. Captivant.

Ricardo et la peinture, Barbet Schroeder filme, raconte et fait découvrir l'envergure et la personnalité d'un peintre qui est aussi son ami de 30 ans. Très bien. Belle rencontre

Déménagement, Shinji Somai : la séparation des parents vue par leur fille d'une douzaine d'années. Une jeune personne intéressante et têtue qui essaie diverses stratégies pour réparer l'irréparable puis finit par suivre son chemin d'apprentissage. Joli film.


samedi 14 octobre 2023

En bref et en septembre-octobre

La Beauté du geste, Sho Miyake : drôle de film assez touchant sur Keiko, boxeuse japonaise sourde, attachée à son entraînement, à sa salle et à son entraîneur. Ou comment le lien intense qu'une handicapée a construit dans un environnement spécifique résiste aux sirènes de la modernité (artisanat vs business). Une histoire de solitude.

Coup de chance, Woody Allen. Bof. Pâle remake de Match Point. Paris tout en clichés, les riches tout en clichés, joli à regarder mais affreusement convenu

Feuilles d’automne, Aki Kaurismaki. Beaucoup de charme et de tendresse pour raconter une histoire de laissés pour compte et moins que rien. Ou la rencontre entre une employée de supermarché et un manœuvre alcoolique. C'est plein de micro-détails et notations qui font qu'on est touché par la justesse et la délicatesse de ces deux personnages dans un monde de brutalité et de rudesse.

Un Métier sérieux Thomas Lilti : film bien conduit sur le monde de l’école, les élèves, les profs, l’incident du gamin fauteur de trouble… Des enseignants qui prennent leur mission au sérieux.

Le Règne animal, Thomas Cailley : intéressante dystopie et bon suspense autour d’un phénomène épidémique. Le réalisateur sème doute et interrogations sur la nature des événements qui affectent la société et raconte le problème à travers deux personnages, le père et son fils, directement concernés par la chose. On se demande ce qui se passe, on se laisse prendre, Romain Duris et Paul Kircher font une paire excellente, également Adèle Exarchopoulos. Haletant, regard intéressant sur la différence, le conformisme, l'animalité et l'humanité, le dérèglement du monde…

BernadetteLéa Domenach : agréable distraction, on revisite l'ère Chirac avec le sourire. Catherine Deneuve et son complice Podalydes sont drôles dans leur style « understatement » . Ils font bien le job pour raconter l’essor de Mme Chirac hors de la sphère de son mari.

The Creator Gareth Edwards : lutte à mort entre les AI (Intelligences artificielles) et les humains/américains. Ou la question de la frontière entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. Qui détient les valeurs ? Qui les respecte ? etc. Distrayant, belles images, belle performance technique/effets spéciaux. Du grand spectacle.

Entre les lignes, Eva Husson. D’après l’excellent roman Le Dimanche de mères (Graham Swift) un excellent film tout en finesse et sensualité douce raconte une journée particulière dans la vie d’une jeune domestique, Jane Fairchild, et son retentissement dans la vie de l’écrivaine qu’elle va devenir (Glenda Jackson). Eva Husson observe à fleur de peau les émotions, les saisons, l’air du temps, le temps qui passe, le mystère de la création…  C’est une prouesse tout comme sa composition des ambiances et des décors d’une société et d’une demeure anglaise aristocratique. L’actrice principale (Odessa Young) est une pure merveille. C’est un très beau film sensuel et sensible.

Odessa Young


jeudi 28 septembre 2023

L’Arbre aux papillons d’or


Pham Thien An. Film d’une étrange beauté sur la quête d’un homme, Thien, qui se trouve (ou se perd) au cours de son périple dans un Vietnam rural. Au début du film, une conversation de café entre Thien et deux copains nous met la puce à l’oreille : l’un des garçons s’est délesté de tous se biens matériels pour aller mener une vie différente, dépouillée. Indice qu’il existe une autre vie à côté de la vie matérielle.
Survient l’accident de moto : le petit garçon survivant est le neveu de Thien. C’est l’événement déclencheur : la quête du frère disparu (le père de l’enfant a abandonné sa famille) devient quête de soi, du sens de sa vie, de son âme… La ville s’efface, Thien, chrétien (mais pas que ?) remonte aux sources au fin fond d’un Vietnam rural, pluvieux, brumeux, boueux, insondable.
Le réalisateur réussit à donner densité, épaisseur et texture à des scènes extrêmement simples qui du coup prennent relief et beauté. Les funérailles villageoises crèvent l’écran, comme un rituel magique de passage d’un monde à l’autre, mais il y a aussi l’école des sœurs, et la discussion sur le seuil de l’orphelinat, le scooter sur la route, d’étranges rencontres avec des coqs, un artisan fabricant de linceuls (Monsieur Luu), une mémé qui parle de l’âme et de la puanteur de la terre, un vieux soldats qui a fait la guerre, encore la route, la route, la difficultueuse progression d’une mobylette en panne sur des routes détrempées, le lent défilement des cahuttes d’un village à l’autre, la nature insondable, d’autres villages dans la brume, des montagnes et des forêts, des buffles, encore la nature puissamment présente, dans sa densité ineffractable (?) Et cette étrange scène d’amour vécue, rêvée ou mémorisée entre Thien et son amoureuse dans cette étrange carcasse de maison de chantier (en ruines ou en construction ?), un histoire frappée du même sceau d’inaccomplissement et d’inaboutissement.
Ce périple dans des paysages de brume, de masures et de forêt a une tonalité étrange et rend le spectateur captif de l’étrange temporalité du film. C’est lent, c'est contemplatif, c’est pas à pas, une succession de fins de non recevoir comme des non-lieux, quelque chose qui se dérobe sans cesse. Thien va d’échec en échec, là où il arrive, il n’a pas lieu d’être, ce n’est jamais là qu’est son frère. Il (le scooter ) s’enlise et dérape sur des fausses pistes, se perd au fin fond de nulle part, toujours le non-lieu, la fin de non-recevoir. Jusqu’à l’étrange scène finale, entre abandon, renoncement ou purification.
(Le titre original « Inside the yellow cocoon shell » est sans doute plus adapté que le titre français.)

samedi 26 août 2023

Reality (et +)

Evidemment, il faut aller voir l'excellent Reality, de Tina Satter, ou comment le FBI fait irruption chez une jeune femme (Reality Winner, incarnée par l'excellente Sidney Sweeney,) avec un mandat de perquisition. Qu'est ce qu'ils peuvent bien lui vouloir ? Les dialogues sont la transcription exacte de l’interrogatoire tel qu'il a été mené. C'est minimaliste mais scotchant et touchant, le suspense est très efficace.

Vu également Kasaba, qui signifie petite ville, le premier film de Nuri Bilge Ceylan. Pas vraiment de scénario, ni d'histoire, plutôt autobiographique sur l'enfance et la famille dans un patelin à la campagne, très beau noir et blanc non sans charme.

Enfin, vu Anatomie d'une chute, de Justine Triet, Palme d'or 2023 à Cannes. C'est bien fait, très appliqué et fouillé, le film dissèque par le menu la vie du couple pour que le jury décide si c'est un suicide ou un meurtre. Sandra Hüller, veuve du défenestré dont on suit le procès est remarquable. Mais quelque chose clochait : l'abus de gros plans de visages ? la musique trop présente ? le procureur caricaturalement agressif ? la rigueur de la démonstration... Bizarrement, j'ai revu le film à la télé et je n'ai moins ressenti ce qui m'avait paru "too much", trop long, trop lourd, trop parfaitement administré.

jeudi 24 août 2023

Fermer les yeux

 Victor Erice, (cf L’Esprit de la ruche, 1973). Fermer les yeux commence par un film dans le film : tournage d’une scène où un riche personnage en sa riche propriété charge un détective privé d’enquêter pour retrouver sa fille en Chine. Décor, atmosphère, esquisse des personnages, images, suspense… il y a toute l’ampleur et les indices qu’il faut pour démarrer un bon film. Mais c’est un leurre, on est 20 ans plus tôt pendant le tournage d’un film du cinéaste Miguel Garay (Manolo Solo), interrompu par la disparition de Julio Arenas (José Coronado), l’acteur qui jouait le détective. 

20 ans après, à l’occasion d’une émission télé qui évoque l’affaire, Miguel Garay se met à enquêter sur la disparition de l’acteur.
C’est un film testament qui raconte le crépuscule d’un certain genre de cinéma « à l’ancienne », disons les films de l’âge d’or du cinéma. Un film qui convoque l’essence du cinéma avec ce qu’il faut de belles images, de méandres et de réflexion intelligente pour raconter une belle histoire de quête, avec ce qu’il faut de nostalgie, d’humanité et de tendresse pour aborder les personnages, avec un toucher sensuel pour caresser les lumières, les visages, les décors, les heures du jour…Un film qui en met plein la vue, pas au sens contemporain sensationnel, mais au sens de plénitude de l’image et profondeur du propos.
La quête du cinéaste se termine par la projection de la dernière bobine de son film inachevé, «La Mirada del adiós» (le regard de l’adieu)  qui résonne comme un adieu funèbre (fermer les yeux/dernier regard/fin de partie) et un hommage au (Film intérieur ? Déni de réalité ? Puissance de l'imaginaire, du regard intérieur, du rêve…)

Ou un peu comme on dirait "silence, on tourne" et on fait abstraction de tout le reste.

mercredi 23 août 2023

La Bête dans la jungle


Patrick Chiha. Drôle de concert de louanges. J’ai trouvé ce film fastidieux, prétentieux et poussif. Il peine à reconstituer l’ambiance de folie d’une boîte de nuit essentielle, censée condenser, 25 ans durant, l’essence de la nuit. L’éternité de la nuit vs le temps qui passe. Un univers électrisant où l'on se ruait corps et âme, enturbanné de musique et de danse, en quête de jouissances de tous bords, extases et ivresses diverses, tourbillons et séduction, transe à l’unisson, magma d’illusions et de désirs, exaltation d’une dérive collective aux heures ultimes où ùbris et eros se confondent.
C’est probablement ce que Chiha voulait montrer, mais il faut puiser dans ses ressources personnelles pour voir ce qu’il veut dire. Comme s’il y avait un film aseptisé sur la peinture de ces nuits. On regarde des gens s’agiter, non sans talent, l'essentiel n’y est pas. Il n’a pas su ou il a fait exprès, il regarde ça avec le regard de John l’ectoplasme (Tom Mercier), le regard extérieur d’un grand navet frigide planté au bord de la scène en attendant ce qui doit lui arriver d’exceptionnel. Et nous, on fait comme lui, on reste spectateur de cette intention et on attend. On n’en finit pas d’attendre.  Et on s’ennuie. Forcément, on n’est pas May, la gracieuse May (Anaïs Demoustier) qu’il entraîne dans sa quête obscure, avec sa force d’attraction de trou noir. Et la malheureuse de s’engouffrer dans la lumière noire de ce personnage immobile. Penché sur la nuit mais étanche. Comme moi.

mardi 8 août 2023

Les Herbes sèches



Nuri Bilge Ceylan (le plus grand cinéaste vivant ?) Ce n'est pas gai, ni drôle (la vie non plus), c'est le portrait d'un homme désenchanté, frustré, pas clair dans ses motivations et ses agissements, limite antipathique. Samet est professeur, perdu au fin fond de l'Anatolie enneigée, englué dans un quotidien ennuyeux et rude, borné par des collègues médiocres, aux prises avec d'insaisissables complexités : celle des adolescentes, celles des rivalités professionnelles et amoureuses, sa propre médiocrité. Le film tisse un réseau de relations d'attirance, de frustration, de trahison, de manipulation, le tout se jouant sous la surveillance latente que chacun dans ce petit monde exerce sur les autres, et sous la pression de l'autorité supérieure : celle de l'administration scolaire aussi présente que l'autorité politique et morale que la société exerce sur tout un chacun.

Dans cette poussière de village paumé, où tout n'est qu'ébauche, frustration, solitude, inachèvement, c'est comme si la neige omniprésente entravait, étouffait et ensevelissait tout : personne n'est libre, sauf Nuray, sans doute, enseignante elle aussi et ancienne activiste gauchiste, une femme engagée ; c'est la lumière de ce film complexe et amer (admirable Merve Dizdar, primée à Cannes). Il y a entre Samet et Nuray un fameux dîner - dîner en forme de traîtrise, d'où Samet est arrivé à évincer son colocataire et rival-. Dans ce dîner, donc, ils se livrent à un long échange hyper dense (ce genre d'échange dont seuls deux intellos sont capables) qui ressemble à une mise au point entre deux visions du monde, deux manières d'être radicalement étrangères, et qui renvoie Samet à lui-même : rêvant d'une mutation à Istanbul "où la vie sera meilleure", Nuray lui fait remarquer qu'il sera le même à Istanbul.

Les échanges ont beau voler haut, Samet n'en reste pas moins jusqu'au bout du film un personnage tortueux et complexe, étranger à la lumière de Nuray, habité par ce qui sera la conclusion du film à partir des herbes sèches du paysage (la neige a fini par fondre) : un monologue irracontable sur le ratage d'une vie et l'aridité de la maturité. Très grosso modo. Le réalisateur peint magistralement la complexité de l'âme humaine, comme il peint magistralement les images et les couleurs de son film. C'est un grand film à voir en grand écran.